Les nations européennes qui ont, tout au long du XIXe siècle, mené des politiques expansionnistes, ont légitimé leur conduite par la divulgation d’idéologies impérialistes, la construction du concept de race et de supériorité raciale, et la réélaboration des théories évolutionnistes dans une optique sociologique. L’ordre géopolitique que l’Europe s’appliquait à instaurer révèle que le processus de formation des identités nationales a été fortement marqué par les conquêtes coloniales et que la possession de colonies, ainsi que les répartitions de territoires et la démarcation des frontières nationales, ont joué un rôle crucial dans l’acquisition de pouvoirs hégémoniques par certaines nations. Si l’on analyse le mouvement des idéologies de l’‘empire’ et de la ‘race’ qui confluent dans un courant spécifique de la tradition littéraire, force est de reconnaître que ces idées circulaient en toute l’Europe, comme le montre l’ethnocentrisme qui, pourtant investi de valeurs diverses, imprègne partout les processus de formation des identités nationales, et de certaines plus que d’autres. La place de choix occupée par l’Angleterre sur l’échiquier européen s’explique non seulement par la grandeur de ses desseins expansionnistes, mais aussi par les interconnexions, portées à leur plus haute expression par la culture anglo-saxonne, entre d’une part les conceptions sociales et anthropologiques, grâce auxquelles la suprématie coloniale trouvait sa légitimation pseudo-scientifique, et d’autre part les théories sur l’évolution de l’espèce. Il incombe aux historiographes de définir le poids de chaque pays, compte tenu des événements historiques et des contextes politiques. La recherche systématique de racines historiques répond au besoin de légitimer l’affirmation de pouvoirs nationaux hégémoniques en Europe. Les historiographies nationales ont divulgué l’idée que chaque nation était unique, indivisible, issue de l’esprit du peuple. Comme I. F. Clarke le souligne, d’ « éminents écrivains à l’instar de Guizot, Thierry, Michelet, Francis Parker, Macaulay, Carlyle, Buckle, Von Ranke et Treitschke , inspirés par la même conception de progrès, ont expliqué l’évolution de leurs nations comme l’œuvre d’individus exceptionnels et le résultat de mouvements communs, de conflits avec les autres pays et des victoires décisives à Austerlitz, Saratoga, Waterloo » . Les argumentations des grands historiens qui animent le débat autour de l’origine de la nation , revendiquent l’objectivité et la véridicité dans la recherche historique et visent à appuyer deux conceptions : la première, naturaliste, indissociable de l’ethnie, nourrie par le Volksgeist, est propre à la tradition allemande alors que la seconde, fondée sur l’acte volontaire et sur l’élément de la conscience, appartient à la tradition française, puis italienne. Si Leopold von Ranke enseigne que chaque nation tire son origine de Dieu et que l’histoire avance à travers le développement autonome de la nature de chacune d’entre elles, comme Dieu l’exige , de son côté, au cours de sa leçon “Qu’est-ce qu’une nation ?” tenue à la Sorbonne en 1882 , Ernest Renan déconstruit la notion d’ethnie, entendue comme une hérédité génétique immuable et ineffaçable. Cette déconstruction prétend invalider la notion de pureté raciale, partant du principe que la race germanique est une construction utile aux historiens et aux philologues, mais dénuée de toute valeur au sens anthropologique. Preuve en est la mixité des populations durant les migrations et leurs établissements successifs. L’identification de la souche germanique s’avère d’autant plus problématique que, quelques siècles encore avant la naissance du Christ, les Germains et les Slaves confluaient dans la grande masse des Scythes. Renan en appelle clairement à la rigueur méthodologique dans l’application du concept de race. Rapporté aux populations, ce concept devra indiquer des traits qui ne sont pas rigides mais dynamiques, qui ne sont pas durables mais muables dans le temps et qui sont surtout affranchis de tout jugement de valeur sur le système culturel ou sur les facultés intellectuelles. La critique du savant est dirigée contre les méthodologies adoptées par l’ethnographe ou par l’anthropologue qui empruntaient à la zoologie le mot ‘race’, indiquant une descendance, un lien de sang. Fort de ces arguments, Renan prend du recul par rapport aux classifications des races fondées sur la génétique, et largement diffusées à partir de 1870. « La naissance de l’anthropologie entendue comme […] science humaine doit se situer dans le climat intellectuel de l’évolutionnisme victorien » . À compter des années 1860, les recherches effectuées par les naturalistes, les archéologues, les sociologues et les juristes britanniques constituèrent les assises scientifiques de l’anthropologie sociale ; au cours des décennies suivantes, marquées par la prolifération d’ouvrages sur l’origine et l’évolution des races supérieures et inférieures, les idéologies sociales d’origine évolutionniste ont identifié dans la domination des blancs une expression naturelle de leur force raciale, et dans l’assujettissement des populations colonisées un processus obligé de leur évolution. Des œuvres telles que Mental and Social Condition of Savages (1870) de John Lubbock, Mental Evolution in Man: Origin of Human Faculty (1888) de Georges Romanes, Social Evolution (1894) de Benjamin Kidd, National Life from the Standpoint of Science (1901) de Karl Pearson, Efficiency and Empire (1901) de Arnold White ont ceci en commun qu’elles veulent rationaliser l’inégalité entre les races par le biais d’arguments scientifiques. Même le génocide est objet de théorisations eugéniques. Examiner la littérature utopique à la lumière des concepts de race, d’empire, de colonialisme et d’évolutionnisme permet d’élargir, voire de reformuler, les coordonnées conceptuelles qui distinguent ce genre à l’époque victorienne. Une modélisation des utopies victoriennes tenant compte des composantes racistes et impérialistes mettra donc en exergue la formation d’un empire britannique qui s’étend jusqu’en Afrique, en Amérique, en Australie et en Asie et poursuit les objectifs suivants : le perfectionnement de l’espèce en interdisant le mariage aux malades et aux individus au faible quotient intellectuel ; le contrôle de la surpopulation en réduisant le nombre des naissances à l’état embryonnaire ou bien aussitôt après l’accouchement ; la protection de l’ordre social en freinant la production de culture. Alors que l’inhibition du débat culturel indique la volonté des utopistes intégristes d’étouffer d’éventuelles voix de dissentiment à travers l’homologation des individus, de son côté le contrôle des naissances révèle qu’ils entendaient manipuler l’eugénisme pour réprimer des facteurs impondérables de mutabilité biologique, qui auraient pu nuire à l’ordre social. L’œuvre de Charles Darwin, et notamment Descent of Man (1871), eut un impact extraordinaire sur les écrivains utopiques, car il les incita à se demander comment l’évolution sociale pouvait s’appliquer à des sociétés idéales, et donc statiques. L’utopiste parvient à concevoir un monde futur en mettant en étroite relation la perfectibilité humaine avec les théories de l’évolution de l’espèce ; il aborde le problème de la surpopulation en adoptant des mesures eugéniques ; il identifie l’Autre à la race inférieure ; il transforme la stupeur de la rencontre entre cultures en horreur à l’égard de la différence. Au faîte de l’expansion coloniale, les races inadaptées à la domination sont vouées à l’extinction mise en œuvre à l’aide d’armes de destruction de masse ; les sauvages ne sont plus nobles, mais inférieurs et, en tant que tels, dignes de salut, si on peut les éduquer et les racheter, ou bien condamnés au sacrifice, s’ils sont réfractaires à la civilisation « Vers la fin du siècle, les eugénistes et les Darwinistes sociaux se donnaient des justifications “scientifiques” pour le génocide comme pour l’impérialisme. Les deux étaient inséparables » . À l’époque victorienne, une grande partie de l’histoire des idéologies se concentre sur la formation des identités nationales construites par l’historiographie, pensées en termes évolutionnistes et situées dans une échelle hiérarchique. On est allés jusqu’à dire que même les auteurs soucieux d’un recul critique, comme Butler et Bulwer-Lytton, n’étaient pas en mesure d’élaborer une pensée utopique authentiquement anti-raciste et anti-impérialiste.
Impérialisme, racisme, evolutionnisme: la dérive de l’utopisme dans la littérature victorienne
SPINOZZI, Paola
2008
Abstract
Les nations européennes qui ont, tout au long du XIXe siècle, mené des politiques expansionnistes, ont légitimé leur conduite par la divulgation d’idéologies impérialistes, la construction du concept de race et de supériorité raciale, et la réélaboration des théories évolutionnistes dans une optique sociologique. L’ordre géopolitique que l’Europe s’appliquait à instaurer révèle que le processus de formation des identités nationales a été fortement marqué par les conquêtes coloniales et que la possession de colonies, ainsi que les répartitions de territoires et la démarcation des frontières nationales, ont joué un rôle crucial dans l’acquisition de pouvoirs hégémoniques par certaines nations. Si l’on analyse le mouvement des idéologies de l’‘empire’ et de la ‘race’ qui confluent dans un courant spécifique de la tradition littéraire, force est de reconnaître que ces idées circulaient en toute l’Europe, comme le montre l’ethnocentrisme qui, pourtant investi de valeurs diverses, imprègne partout les processus de formation des identités nationales, et de certaines plus que d’autres. La place de choix occupée par l’Angleterre sur l’échiquier européen s’explique non seulement par la grandeur de ses desseins expansionnistes, mais aussi par les interconnexions, portées à leur plus haute expression par la culture anglo-saxonne, entre d’une part les conceptions sociales et anthropologiques, grâce auxquelles la suprématie coloniale trouvait sa légitimation pseudo-scientifique, et d’autre part les théories sur l’évolution de l’espèce. Il incombe aux historiographes de définir le poids de chaque pays, compte tenu des événements historiques et des contextes politiques. La recherche systématique de racines historiques répond au besoin de légitimer l’affirmation de pouvoirs nationaux hégémoniques en Europe. Les historiographies nationales ont divulgué l’idée que chaque nation était unique, indivisible, issue de l’esprit du peuple. Comme I. F. Clarke le souligne, d’ « éminents écrivains à l’instar de Guizot, Thierry, Michelet, Francis Parker, Macaulay, Carlyle, Buckle, Von Ranke et Treitschke , inspirés par la même conception de progrès, ont expliqué l’évolution de leurs nations comme l’œuvre d’individus exceptionnels et le résultat de mouvements communs, de conflits avec les autres pays et des victoires décisives à Austerlitz, Saratoga, Waterloo » . Les argumentations des grands historiens qui animent le débat autour de l’origine de la nation , revendiquent l’objectivité et la véridicité dans la recherche historique et visent à appuyer deux conceptions : la première, naturaliste, indissociable de l’ethnie, nourrie par le Volksgeist, est propre à la tradition allemande alors que la seconde, fondée sur l’acte volontaire et sur l’élément de la conscience, appartient à la tradition française, puis italienne. Si Leopold von Ranke enseigne que chaque nation tire son origine de Dieu et que l’histoire avance à travers le développement autonome de la nature de chacune d’entre elles, comme Dieu l’exige , de son côté, au cours de sa leçon “Qu’est-ce qu’une nation ?” tenue à la Sorbonne en 1882 , Ernest Renan déconstruit la notion d’ethnie, entendue comme une hérédité génétique immuable et ineffaçable. Cette déconstruction prétend invalider la notion de pureté raciale, partant du principe que la race germanique est une construction utile aux historiens et aux philologues, mais dénuée de toute valeur au sens anthropologique. Preuve en est la mixité des populations durant les migrations et leurs établissements successifs. L’identification de la souche germanique s’avère d’autant plus problématique que, quelques siècles encore avant la naissance du Christ, les Germains et les Slaves confluaient dans la grande masse des Scythes. Renan en appelle clairement à la rigueur méthodologique dans l’application du concept de race. Rapporté aux populations, ce concept devra indiquer des traits qui ne sont pas rigides mais dynamiques, qui ne sont pas durables mais muables dans le temps et qui sont surtout affranchis de tout jugement de valeur sur le système culturel ou sur les facultés intellectuelles. La critique du savant est dirigée contre les méthodologies adoptées par l’ethnographe ou par l’anthropologue qui empruntaient à la zoologie le mot ‘race’, indiquant une descendance, un lien de sang. Fort de ces arguments, Renan prend du recul par rapport aux classifications des races fondées sur la génétique, et largement diffusées à partir de 1870. « La naissance de l’anthropologie entendue comme […] science humaine doit se situer dans le climat intellectuel de l’évolutionnisme victorien » . À compter des années 1860, les recherches effectuées par les naturalistes, les archéologues, les sociologues et les juristes britanniques constituèrent les assises scientifiques de l’anthropologie sociale ; au cours des décennies suivantes, marquées par la prolifération d’ouvrages sur l’origine et l’évolution des races supérieures et inférieures, les idéologies sociales d’origine évolutionniste ont identifié dans la domination des blancs une expression naturelle de leur force raciale, et dans l’assujettissement des populations colonisées un processus obligé de leur évolution. Des œuvres telles que Mental and Social Condition of Savages (1870) de John Lubbock, Mental Evolution in Man: Origin of Human Faculty (1888) de Georges Romanes, Social Evolution (1894) de Benjamin Kidd, National Life from the Standpoint of Science (1901) de Karl Pearson, Efficiency and Empire (1901) de Arnold White ont ceci en commun qu’elles veulent rationaliser l’inégalité entre les races par le biais d’arguments scientifiques. Même le génocide est objet de théorisations eugéniques. Examiner la littérature utopique à la lumière des concepts de race, d’empire, de colonialisme et d’évolutionnisme permet d’élargir, voire de reformuler, les coordonnées conceptuelles qui distinguent ce genre à l’époque victorienne. Une modélisation des utopies victoriennes tenant compte des composantes racistes et impérialistes mettra donc en exergue la formation d’un empire britannique qui s’étend jusqu’en Afrique, en Amérique, en Australie et en Asie et poursuit les objectifs suivants : le perfectionnement de l’espèce en interdisant le mariage aux malades et aux individus au faible quotient intellectuel ; le contrôle de la surpopulation en réduisant le nombre des naissances à l’état embryonnaire ou bien aussitôt après l’accouchement ; la protection de l’ordre social en freinant la production de culture. Alors que l’inhibition du débat culturel indique la volonté des utopistes intégristes d’étouffer d’éventuelles voix de dissentiment à travers l’homologation des individus, de son côté le contrôle des naissances révèle qu’ils entendaient manipuler l’eugénisme pour réprimer des facteurs impondérables de mutabilité biologique, qui auraient pu nuire à l’ordre social. L’œuvre de Charles Darwin, et notamment Descent of Man (1871), eut un impact extraordinaire sur les écrivains utopiques, car il les incita à se demander comment l’évolution sociale pouvait s’appliquer à des sociétés idéales, et donc statiques. L’utopiste parvient à concevoir un monde futur en mettant en étroite relation la perfectibilité humaine avec les théories de l’évolution de l’espèce ; il aborde le problème de la surpopulation en adoptant des mesures eugéniques ; il identifie l’Autre à la race inférieure ; il transforme la stupeur de la rencontre entre cultures en horreur à l’égard de la différence. Au faîte de l’expansion coloniale, les races inadaptées à la domination sont vouées à l’extinction mise en œuvre à l’aide d’armes de destruction de masse ; les sauvages ne sont plus nobles, mais inférieurs et, en tant que tels, dignes de salut, si on peut les éduquer et les racheter, ou bien condamnés au sacrifice, s’ils sont réfractaires à la civilisation « Vers la fin du siècle, les eugénistes et les Darwinistes sociaux se donnaient des justifications “scientifiques” pour le génocide comme pour l’impérialisme. Les deux étaient inséparables » . À l’époque victorienne, une grande partie de l’histoire des idéologies se concentre sur la formation des identités nationales construites par l’historiographie, pensées en termes évolutionnistes et situées dans une échelle hiérarchique. On est allés jusqu’à dire que même les auteurs soucieux d’un recul critique, comme Butler et Bulwer-Lytton, n’étaient pas en mesure d’élaborer une pensée utopique authentiquement anti-raciste et anti-impérialiste.I documenti in SFERA sono protetti da copyright e tutti i diritti sono riservati, salvo diversa indicazione.